Aysha E Arar à la galerie sans titre et à Dvir Gallery, Paris
par Georgia René-Worms
Dear red bird, look at me in the eyes
Sans titre, Paris
27 avril – 1er juin 2024
et
There was love, there was death and there was you
Dvir Gallery, Paris
27 avril – 13 juillet 2024
La tristesse peut-elle se résumer en un mot ?*1
Qu’est-ce que les émotions disent de notre rapport au monde ? C’est peut-être l’une des questions par lesquelles sont traversées aujourd’hui ce que l’on nomme les affect theory, si bien incarnées par la théoricienne Sara Ahmed, qui considère ce geste de pensée comme un outil théorique permettant de “penser l’expérience comme ressource pour générer des connaissances”*2. Tenter de ne plus envisager les émotions uniquement comme des états psychologiques, mais plutôt comme des pratiques sociales et culturelles.
À Paris, les galeries Dvir et sans titre, présentent conjointement deux expositions d’Aysha E Arar, artiste palestinienne née en 1993 et vivant dans la ville arabe israélienne de Jaljulia. Deux accrochages, comme des montages cinématographiques, qui se seraient développées en écho l’un à l’autre. S’y déploie une œuvre manifeste, où les corps réels et chimériques transparaissent comme mouvant à travers un trait de dessin libre que l’on imagine compulsif, mélangeant fusain, acrylique, stylo et feutres.
Chez sans titre, dès l’entrée, l’accrochage rejoue une certaine forme d’accumulation qui peut évoquer l’atelier de l’artiste dans sa maison familiale où les peintures de formats divers se croisent comme dans un patchwork narratif. Le rapport intime est intensifié par les matériaux qui font office de support, parfois simple toile de coton comme dans A family from Palestine, 2024 ou encore sur des matériaux rudimentaires tels que des nappes dans Can sadness be written in one word ?, 2024 ou Hello strangers, 2024, et encore plus simplement l’appropriation directe au pastel des murs de la galerie avec The bird of freedom is calling the sun of the truth, 2024. Dans chacune des pièces, se dessinent des formes de rencontres entres des éléments connus, relevant du quotidien : formes humaines s’entrelaçant, parlementant et d’autres plus chimériques interrogeant notre rapport au réel et celui que l’on doit accepter ou non. Une esthétique onirique construite autour d’une forme de symbolisme, qui évoquerait l’espoir après le traumatisme. Par des éléments flirtant parfois avec la nature morte, Aysha E Arar nous transporte dans un monde métaphorique, où sans violence visuelle, elle arrive à nous mettre face aux réalités inacceptables de notre monde actuel, mettant à nu par ses formes ce qui fait une vie*3. Face aux peintures et dessins d’Aysha E Arar, on pense à la phrase d’Ann Cvetkovich professeure et ancienne directrice de l’Institut féministe de transformation sociale d’Ottawa des “sentiments quotidiens comme porte d’entrée dans la vie politique”*4
Les oiseaux ont le droit de chanter
Les oiseaux ont le droit de voler
Les oiseaux ont le droit d’exister
Chez Dvir, dans l’exposition There was love, there was death and there was you, l’accrochage plus austère, met en place un système de lecture qui semble tourner autour de la complexité de dire et rendre visible les réalités vécues. Pour ça l’accrochage joue une articulation, que l’on pourrait assimiler à une technique cinématographique datant du muet : l’intertitre, qui avait vocation à compléter une image. Aysha E Arar utilise donc la poésie dans ces intertitres pour transmettre la tristesse qui la traverse face à la guerre en cours, mais aussi pour maintenir une forme d’espoir nécessaire pour elle au quotidien. Ici les œuvres peintes sur linceuls et robes de l’artiste sont simplement épinglées aux murs. On peut y identifier des éléments importants du folklore symbolique palestinien tels que les oranges ou les ânes. Chacun de ces éléments est entrecoupé de phrases telle que Birds have the right to sing, Birds have the right to flight, Birds have the right to exist, Birds are not numbers. Cette invocation des oiseaux présente dans les deux expositions fait en partie référence à la littérature persane et ici plus spécifiquement à La Conférence des oiseaux (1177), du poète Farīd al-Dīn ‘Attar. Un groupe d’oiseaux pèlerins partant à la recherche de leur roi. Traversés par des hésitations et incertitudes, ils abandonnent au fur et à mesure le voyage, invoquant des excuses, pour rendre acceptable le fait de ne pas supporter ce voyage. Métaphoriquement, dans ce compte perse chacun des oiseaux symbolise un comportement ou une responsabilité. L’invocation de la poésie et l’utilisation de l’écrit est récurrent dans les œuvres d’Aysha E Arar, on retrouve des personnages lisant comme ce cyclope dans the forty rules of love by jalaluddin rumi, 2023ou des textes volants dans de nombreuses de ses pièces.
J’ai beaucoup de choses à te dire, mais je n’ai pas de mot à te donner. Pourquoi devrais-je parler alors que le silence est meilleur pour moi et pour toi ?*
Forme de gisement ou de porosité, cette prépondérance du texte n’est pas un hasard et on pourrait dire que la circulation du verbal et non verbal est au cœur de la pratique protéiforme d’Aysha E Arar. Car au-delà des œuvres de peintresse, elle développe un corpus important d’écrits, entre autres à travers la musique et la poésie. Ayant initialement fait des études en ingénierie scientifique, elle n’hésite pas à user de toutes formes de médias pour faire apparaître son regard, avec par exemple la vidéo(clip) Amphibia, 2023. L’artiste y incarne elle-même cette créature mythologique ayant la capacité de se transformer et de vivre à la fois sur terre et dans l’eau, elle passe ici de musicienne à sirène subaquatique portant un hijab. Elle semble affirmer avoir toujours été en tant que femme, comme un être amphibien, à la fois artiste, mère de famille, témoin d’un contexte géopolitiqus ravageant et symbole entre autre par son affirmation du port hijab d’une lutte féministe des femmes musulmanes.
Les deux expositions de ce printemps chez sans titre et Dvir, rappellent la nécessité de construire et rendre visibles des mémoires actives et vives quand les identités culturelle de certaines communautés sont invisibilisées en cas de déracinements et de conflits, on pense alors au projet du futur Musée National d’Art Moderne et Contemporain de Palestine, actuellement déposé au musée de l’Institut du monde arabe à Paris, dont une partie avait été brillamment montrée sous le commissariat de Vincent Honoré dans l’exposition Musées en exil en 2023. Comme l’a écrit le rappeur Tamer Nafar à propos des œuvres d’Aysha E Arar Ce n’est pas seulement l’histoire de la Palestine, c’est l’histoire de cette solitude bruyante, que vous pouvez ressentir si vous êtes une minorité opprimée dans un pays ou un individu incompris, les peintures ne sont pas là pour vous montrer le chemin, elles sont là pour dire les premiers mots magiques « Je te comprends, je te crois et c’est bon ».
1 Pour chacun des intertitres l’autrice à emprunter et traduit en français les titres d’oeuvres des exposition
2 Living a Feminist Life, Sara Ahmed, 2017 Duke university press
3 Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil , Judith Butler, Zones, 2010
4 Depression A Public Feeling. Ann Cvetkovich, Duke University Press, 2012
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Head image : Aysha E Arar, There was love, there was death and there was you, exhibition view, 2024, Dvir gallery Paris ©Aurélien Mole
- Publié dans le numéro : 108