A House is Not A Home, Marianne Berenhaut
Vernissage 17 septembre, à partir de 20h
18 septembre – 26 octobre 2024
mercredi/jeudi/vendredi 6-9
samedi 13-16h et sur rendez-vous
Alkinois 611852 Athènes (Petralona)
Zone de contact
Mon entrée dans le travail de Marianne Berenhaut a étrangement d’abord été physique et émotionnel. Une forme relationnelle par le regard et l’affect s’est formée par cette mise en contact rétinienne avec ses sculptures, faites d’objets connus qui venaient former dans mon esprit de nouvelles narrations. Ces émotions formelles m’ont rapidement amenées à m’interroger sur ce que cet état de pensées généré par les œuvres de Berenhaut disaient d’une histoire intime et sociale.
Loin de vouloir entrer dans une lecture psychanalytique, il m’est apparu que ses sculptures étaient comme des zones de contact entre différents mondes sensoriels. Des œuvres qui s’inscrivent de manière majeure dans la notion des Affect Theory et prolongent les réflexions ouvertes concernant le débat sur la relation entre émotion, sensation corporelle et cognition.1
L’exposition A House is Not A Home a été pensée comme une traversée affective de l’œuvre que Marianne Berenhaut développe depuis maintenant plus de 60 ans. Une sélection de huit sculptures et d’images d’archive viennent habiter l’espace. L’exposition invoque à la fois des pièces historiques, comme les Poupées-Poubelles, (1971-1980), puis des œuvres de la série Vie Privée (1980-2000), jusqu’à des sculptures plus récentes. A House is Not A Home se construit avec un corps, des notes de bas de page et des marges, où apparaît aussi l’histoire de certaines œuvres de Marianne en dehors des lieux traditionnels d’exposition. À l’image d’un prélèvement subjectif, l’exposition est conçue comme une perspective plutôt qu’une rétrospective. Choisir des pièces consiste aussi à renoncer, et donc construire la lecture d’une œuvre depuis le manque.
Il ne manque plus que tu me manques
Construire depuis le manque est peut-être un point de convergence entre l’œuvre de Marianne et A House is Not A Home. Les Maisons-sculptures, ses premières œuvres datant des années 60, ont disparu accidentellement. Faites de fer à béton, de toile de jute et de plâtre, elles se présentaient comme des habitacles ou abris aux formes modernistes, qui ne protègent pas puisque ouverts et semblent malgré leur géométrie prêtes à s’effondrer. Marianne dira à propos des Maisons-sculptures dans un entretien: “Ma source d’inspiration était un grand trou béant”2. Ces premières œuvres sont produites alors qu’elle s’était inscrite en 1964 à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles pour avoir accès à un espace de production et ne peuvent que nous ramener au trou béant traumatique que fut la Shoah pour l’artiste. Comment construire depuis le manque, depuis la perte de fondations qu’est une famille? Et même une maison de famille?
Les sculptures de Berenhaut ne répondent pas à ces questions mais elles opèrent dans un sens qui semble se construire au-dessus de ce vide, de ce manque. Pour qui a été confronté dans sa vie à une perte de son histoire familiale, des ruptures et des disparitions affectives, son travail ouvre un champ sémantique de la réparation, de la catharsis, de la cicatrisation.
Tout au long de sa carrière, elle a rassemblé, fait tenir, dans un équilibre souvent instable, des objets
usagés ou même cassés qu’elle n’a eu de cesse de soigner, recoudre, régénérer avec gravité et tendresse quels que soient les matériaux employés puisque, suite à un très grave accident qui l’empêcha à tout jamais d’utiliser des objets lourds, elle dut inventer une nouvelle
voie pour sculpter.
Nadine Plateau dans “Conversation avec Marianne Berenhaut” 3
Entre cette histoire intime et l’aspect formel des sculptures, une dichotomie forte se dégage. Construites à partir d’assemblages d’objets du quotidien trouvés dans son environnement immédiat, elles dégagent aussi une aura joyeuse et pleine d’humour. Les Poupées-Poubelles présentes dans l’exposition évoquent des moment réjouissants tout en induisant une notion d’inquiétante étrangeté, La Mariée, 1971-1980 est faite de pansements et dans Ville et campagne, 1971-1980, la jambe rembourrée de crin avoisine celle faite de filaments disco argentés.
Faisant suite aux Maisons-sculptures, la série Poupées-Poubelles a été développée entre 1971 et 1980. Le passage aux matériaux mous est dû à un accident survenu en 1969 qui empêchera Marianne de manipuler des matériaux lourds et imposants. L’apparition de ces corps faits à partir de collants, comme la mue d’un corps charnel, résonne aussi avec la révolution sexuelle, sociale et feministe de post 1968. Chacune des Poupées-Poubelles semble incarner tant de personnages dans lesquels nous pouvons nous projeter, des corps transparents qui laissent entrevoir toutes les strates d’histoires qui habitent un corps parfois lascif, assis ou plutôt combattant et érigé.
De l’ironie sur le tragique
Les séries Poupées-Poubelles 1971-1980 et Vie Privée 1980-2000, dont l’exposition présente la pièce Gâteau d’anniversaire (Vie Privée series), 1993)- jusqu’aux pièces des années 2000 à aujourd’hui, évoquent un mélange d’extravagance, de ludisme et de sérieux, valorisant aussi un certain artifice. Au cours de nos deux conversations cette année, dans ses appartements-ateliers de Londres et Bruxelles, nous avons évoqué sa manière de travailler, l’attention qu’elle porte aux objets et la manière par laquelle en les manipulant, elle arrive sans intention analytique à leur générer une nouvelle identité, celle de “sculptures”. On pourrait rapprocher cette intelligence formelle, de certaines définitions données par Susan Sontag de la notion de camp. Dans Notes on Camp4, ouvrage publié pour la première fois en 1964, et qui fait toujours référence sur les notions esthétiques, Sontag déroule une liste des 58 notes sur ce qu’est ou pourrait être le Camp. On y lit:
55. Le goût « Camp » est avant tout une façon de goûter, de trouver son plaisir sans s’embarrasser d’un jugement de valeur. Le « Camp » est généreux. Son but: la jouissance.
38. Le « Camp », c’est une expérience du monde vu sous l’angle de l’esthétique. Il représente une victoire du « style » sur le « contenu », de l’esthétique sur la moralité, de l’ironie sur le tragique.
ibid, p.322
56. Il y a de l’amour dans le goût « Camp », de l’amour de la nature humaine. Il goûte, sans vouloir s’ériger en juge, les menus triomphes et les outrances abusives de la « personnalité »… Le goût « Camp » valorise chaque objet de son plaisir. Ceux qui sont pourvus de cette forme de sensibilité ne cherchent pas à se moquer de l’objet qu’ils nomment « Camp ». Ils en jouissent. Le « Camp », c’est de la sensiblerie.
Un pas puis l’autre
À partir des années 2000, ses oeuvres excellent de manière délicate dans une démonstration de la sensualité. Le corps est toujours de passage, celui des absents et des présents, des proches et des lointains. Les sculptures Allons danser (2018) ou Un pas puis l’autre (2023) se situent entre “l’objet et l’être vivant”, comme une présence n’ayant laissé que la trace de son mouvement, parfois instable, trébuchant, boitant ou dans la découverte de son corps. Elle avait le cœur à l’envers (her heart was upside down, 2021) peut se voir comme un acte de réparation sensuel, le cœur mis à terre et la robe fatiguée, mais la trace de la colonne vertébrale reste droite.
Chez Berenhaut, l’œuvre parle depuis les strates de contact qui constituent ses sculptures aux strates de contacts avec le regardeurs. Ses sculptures génèrent des sentiments qui circulent, produisent des effets; elles archivent des présences sensibles, une forme de bibliothèque de mémoire.
1 The Cultural Politics of Emotion, Sara Ahmed, Edinburgh University Press in 2004
p 5, in emotions & objects
2 Citation extraite du catalogue Marianne Berenhaut, Musée des Arts Contemporains de la Communauté française de Belgique, MAC’s, Grand-Hornu.
3 Conversation avec Marianne Berenhaut, Nadine Plateau Editions Tandem Conversation, 2018
4 Notes sur « Camp, Susan Sontag, 1964
Exposition réalisée avec le soutien de Wallonie-Bruxelles International (WBI), l’Institut français de Grèce et le soutien de Dvir Gallery.