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Entretien avec Fabienne Audéoud. La belle revue, juillet 2017

Dans le cadre de sa nouvelle programmation, la Salle de bains à Lyon a invité Fabienne Audéoud pour une exposition en trois «salles» successives, de décembre 2016 à mars 2017, sous le titre Le bien. Georgia René-Worms échange avec l’artiste à propos du projet pour La belle revue.

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Entretien avec Fabienne Audéoud. La belle revue, juillet 2017

https://www.labellerevue.org/fr/critiques-dexpositions/2017/fabienne-audeoud

Georgia René-Worms : Fabienne, j’aimerais qu’ensemble nous revenions sur cette exposition que tu as présentée à La Salle de bains, une descente dans ce qu’étaient ces trois salles : Le bien, Le bien… ou pas, Le bien, voir(e) le très bien… Partant d’une réflexion sur le langage, tu y as envisagé le mot comme un virus autant moral que visuel, une injonction sociale positiviste qui s’immisce jusque dans nos garde-robes. Il me semble que tu te situes davantage dans cet interstice pour explorer un certain plaisir lié au goût et aux objets, tentant de te tenir le plus loin possible du jugement. Dans tes dernières pièces, on rencontre une communauté de femmes fantomatiques qui habite l’exposition où le vêtement et l’accessoire de mode deviennent un énoncé, une sorte de parole incarnée. Peux-tu me parler de cette idée de faire chair?

Fabienne Audéoud : Envisager le mot comme virus implique l’idée que celui-ci «colonise» tout. Des boîtes alimentaires aux bouteilles de vin, des pulls aux sacs à main, tout parle. « Ça » s’adresse à ceux qui lisent, qui consomment et à ceux qui portent ces mots, ces phrases. Le bien fonctionne comme une sorte de condensé de ce type d’énoncé (sur les habits, sur la nourriture, la pub…) alors que le «No To Crucifixions», qui est brodé sur certaines des pièces, inverse la morale des pendentifs représentant une croix, instrument de torture. On peut y lire une référence à la fois aux notions bibliques du « mot fait chair » de la Genèse et de la « marque de la bête » de l’Apocalypse s’inscrivant sur ce qui se porte, comme le font beaucoup de marques de vêtements ou d’objets contemporains.
Ce que j’essaie de faire, comme pour toutes mes créations, consiste à interpréter un « possible », un peu comme un musicien jouerait une musique, parfois écrite, parfois improvisée. Il ne s’agit donc ni de questionner ni de montrer (qu’on sait)…

 

 

GR-W : Ça sent comment le bien ?

FA : Cela devrait sentir bon… Bien bon…
La collection des Parfums de pauvres que j’ai présentée dans la première salle regroupe environ quatre-vingt bouteilles de parfums bas de gamme achetées à moins de cinq euros dans des magasins des quartiers populaires du 18ème arrondissement à Paris où j’habite, ou lors de voyages à l’étranger. Je les choisis pour leurs noms et en fonction de leur prix. Si les parfums ont eu dans l’histoire des connotations religieuses et culturelles différentes, c’est surtout leur rôle contemporain qui est mis en exergue ici. Les parfums dits de « grandes marques » (souvent de designers de mode mais aussi de parfumeurs spécialisés) symbolisent une forme de luxe, de plaisir et de bien-être. Par les noms qu’ils affichent, ils fonctionnent comme des marqueurs sociaux et expriment, pour les créations récentes, soit un certain air du temps soit des notions sociologiques que le marketing considère comme fortes, signifiantes ou porteuses. Dans cette collection, les noms sont parfois tristes, ridicules, prétentieux, inadaptés, violents. Ici encore, c’est le mot «virus» qui est mis en scène, celui choisi par le marketing. Bien qu’il soit difficile de ne pas y lire une triste interprétation du marché luxe pour celui des pauvres, on peut aussi y voir une sorte de poésie contemporaine, en relief et au mur. Je ne crois pas qu’un seul de ces parfums sente bon… malheureusement. Ce sont des parfums de pauvres.

GR-W : Comment cela se porte-t-il ?

FA : Comme on porte une charge (to carry) un vêtement ou un parfum (to wear), un message (to convey) ou un personnage à la scène ou à l’écran (to perform). Pour la première salle, j’ai présenté douze tenues, sur un triptyque qui a changé quatre fois pendant l’exposition, avec une série de vêtements retravaillés, constituée de costumes de performances, de tailleurs réalisés sur mesure à Dakar et de pièces vintages très spécifiques, que j’ai mises de côté depuis longtemps, sur lesquelles sont brodés des mots ou des énoncés : « Le bien », « No To Crucifixions ».

GR-W : Les vidéos, sculptures et peintures que tu produis portent toutes en elles cette notion de performativité, récurrente dans ton travail. Peux-tu revenir là dessus ?

FA : Oui, je préfère penser en termes de situation de ce qui se joue, (what is performed) plutôt qu’en termes de critique, de didactique ou d’illustration, et ma recherche s’articule autour de la notion du « performatif » (au contraire de la performance et de la façon de faire exister certaines prises de positions féministes, politiques, sociologiques…)
C’est toujours plus clownesque que dénonciateur. Il s’agit d’une approche très anglo-saxonne : je suis plus intéressée par ce qu’une œuvre fait (autant au spectateur qu’à un contexte plus étendu) que par ce que l’artiste veut dire. Dans le cadre du projet avec La Salle de bains, j’ai aussi pris un grand plaisir à développer mon goût. J’ai choisi les vêtements pour leurs styles, leurs coupes, la qualité de leurs tissus et non pour symboliser des classes ou des tendances, même pour l’ensemble « Chanel » fait main et trouvé aux puces pour quelques euros. J’adore mon goût… et j’aime beaucoup percevoir chez les autres qu’ils aiment également le leur.

GR-W : Dans la conférence-performance que tu as donnée pour Le bien… ou pas, tu explores la trahison du langage, quand il semble s’adresser à nous ouvertement alors qu’il s’agit plutôt de diriger l’interlocuteur vers un discours fermé-moraliste. À ce propos, la religion est une des thématiques récurrentes dans ton travail. Peux-tu me parler de ce rapport intransigeant à la croyance ?

FA : J’espère que ce n’est pas intransigeant. Je suis née dans une secte protestante et j’ai dû dire « non »… Non à la façon dont on m’expliquait comment les hommes avaient été créés. Non, en tant que femme, je n’étais pas inférieure aux hommes parce qu’un dieu – qui avait écrit un livre où tout était dit, pour tout le monde et pour toujours, « le livre »,« le texte » , un dieu donc, m’avait fait sortir de la côte d’un homme pour lui tenir compagnie. Enfin, c’est plus compliqué que ça, mais mon « non » a dû être intransigeant, parce que d’un côté je n’arrivais pas à y croire sans y croire et que d’un autre côté, j’ai quand même fait en sorte de ne pas totalement haïr ma famille. Il s’agit de dire non aux idées et pas aux gens. Je me suis par la suite beaucoup intéressée à l’Islam, au texte du Coran et à la manière dont il « se porte », et plus récemment, aux théories du « care ».

GR-W : Nous sommes chaque fois ramenés à réfléchir sur la manière de porter et donc, de donner à voir. Dans Le bien, voir(e) le très bien, tu as présenté deux pièces dont une série de foulards qui reprend en partie tes peintures et des images d’archives d’André Morain, des vues de vernissages des années 1970 ; et plus loin ce slideshow The Biggest Painting Show-Ever, un millier de peintures depuis 1900… Plus une des tiennes. Peux-tu me parler de ton rapport à l’exposition?

FA : Ma position d’artiste est souvent celle d’une musicienne : je joue quelque chose, un geste, une action. Je prends la responsabilité de ce que je « joue ». Porter ce n’est pas donner à voir, c’est prendre la responsabilité de son discours. Nous n’étions pas toujours d’accord sur ce point avec La Salle de bains… Je ne sais pas ce qu’il y a à voir, je ne peux donc proposer que ma prise de position (comme pour la religion). Je n’ai surtout pas envie de montrer que « je sais ». J’ai plutôt envie de créer un effet, celui d’un plaisir visuel qui correspond à la vulnérabilité, la tentative (qui se solde souvent par un échec chez moi) de comprendre, de parler, de peindre, de danser ou de rire.

Fabienne Audéoud, Le bien

Salle 1: Le bien

Salle 2: Le bien…ou pas.

Salle 3: Le bien, voir(e) le très bien…

Exposition en trois salles, présentée à La Salle de bains de décembre 2016 à mars 2017

https://lasalledebains.net