« Les pensées du coeur » résonner avec José Leonilson, Sequoia Scavullo
Commissariat : Georgia René-Worms
24 avril — 7 juin, 2025
J’ai donc commencé à prêter plus d’attention à ce que je faisais, à ce qui m’arrivait, à mon corps, à ma sexualité, à mes désirs, à mes envies, à mes angoisses, à mes peurs.
Je pense que c’est pour cela que je me suis spécialisé dans le fait de parler de moi dans mon travail.(1)
Le travail comme objet désiré […] j’aime que le travail réalise le désir J’aime voir mes désirs se réaliser, de savoir que quelques autres aussi réalisent leurs désirs(2)
Il y a quarante ans exactement le travail de José Leonilson (Brésil, 1957-1993) était exposé pour la première fois à Paris(3). Depuis, les œuvres de cet artiste majeur de l’histoire brésilienne n’a fait que de rares apparitions sur la scène française.
En février 2017, au 680 Park Avenue de l’Upper East Side à Manhattan, je traverse pour la première fois une de ses expositions. Leonilson peint, brode, dessine, écrit. Il use d’une poétique narrative, des haïkus très mats verbaux mais aussi composés de dessins semblables à des pictogrammes. Un vocabulaire à la fois autobiographique et énigmatique, centré sur des sentiments émotionnels bruts, des réflexions introspectives à travers ses expériences intimes. C’est une lecture politique de l’histoire des corps qui se rencontrent à une époque où les relations interpersonnelles sont bousculées, dans un pays qui sort d’une période dictatoriale et où la perception des corps dans la société va être bouleversée par l’arrivée duVIH.
José Leonilson est une figure importante de la Geração 80 (La Génération des années 80), ses premières œuvres incarnent une forme de plaisir formaliste, riches en couleurs et qui se déploient sur des toiles libres de grand format ; pour glisser au cours de la décennie vers un travail plus minimal où la narration s’épanouit dans des espaces blancs où l’on perçoit l’intérêt pour Robert Ryman, dont Léonilson a pu voir l’exposition au centre Pompidou en 1981.
Les formats deviennent intimes, peut-être en adéquation avec ses nombreux voyages à travers l’Europe. Puis plus proches du corps encore à partir de 1991 avec les contraintes de mobilité qu’induisent les effets collatéraux du VIH, dont il apprend être porteur en août de la même année. Dans un entretien mené par Adriano Pedrosa au printemps 1991, Leonilson affirme la dimension intime de ses œuvres et l’universalisme des sentiments qu’il expose :
“AP : Penses-tu que ton travail soit un journal ?
JL : Oui mon travail est complètement autobiographique
AP : Il est complètement personnel ?
JL : Il est complètement personnel. Mais si quelqu’un regarde cette pièce (The Game is over, 1991), il va directement comprendre de quoi il s’agit. Parce que c’est une chose présente dans la vie de tout le monde, non ? Nous expérimentons tous le désespoir en amour. Je parle de moi, de mes relations. C’est un journal mais ça peut aussi parler d’un subconscient collectif.”(4)
Les pensées du cœur, prend comme point d’entrée le rapport à la narration, l’écriture autobiographique dans l’œuvre. Une notion qui s’inscrit dans la continuité d’une épistémologie féministe qui a comme enjeu de penser l’expérience comme une ressource pour générer de la connaissance(4). Considérée comme un temps de résonance, et non de filiation, l’exposition fait se rencontrer des pièces de José Leonilson produites entre 1981 et 1991 avec des œuvres récentes de Sequoia Scavullo (1995). Les réflexions sur la communication non verbale sont au cœur du travail de peinture et de films de Sequoia Scavullo. On retrouve dans ses peintures un alphabet symbolique créé par l’artiste, où elle génère un nouveau langage basé sur la transmission des émotions. Issue du côté paternel d’une familleTaïno – culture originaire de la mer des Caraïbes –, elle a adopté leur technique d’analyse des rêves et leur approche holistique du monde. Pour elle, la rêverie, l’imagination et la fiction personnelle font partie intégrante du processus de guérison et sont un outil de résistance. Chez Sans titre, se déploient des œuvres qui sont comme de nouveaux espaces pour s’inventer, sortir du male gaze, résonner avec Léonilson et sa vision homoérotique ; Sequoia Scavullo, elle, met en place dans son film Ruler of the Land, une narration entre réalité et fiction depuis un female gaze où l’artiste, ou peut-être son
(1) José Leonilson en conversation avec Adriano Pedrosa (São Paulo, 4 mars 1991), dans Leonilson: Drawn 1975-1993, Berlin : Hatje Cantz ; KW Institute for Contemporary Art, 2020. Sous la direction de Krist Gruijthuijsen .
(2) Citation extraite de la note d’intention rédigée par José Leonilson à l’occasion de la Nouvelle Biennale de Paris 1985. Archives Bibliothèque Kandisnsky, Centre Georges Pompidou.
(3) Nouvelle Biennale de Paris, du 21 mars au 21 mai 1985.
(4) José Leonilson en conversation avec Adriano Pedrosa (São Paulo, 4 mars 1991), dans Leonilson: Drawn 1975-1993, Berlin : Hatje Cantz ; KW Institute for Contemporary Art, 2020. Sous la direction de Krist Gruijthuijsen, p. 274.
(5) Living a Feminist Life, Sara Ahmed, Duke University Press Books, 2017.
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alter-ego, envoute celui qui deviendra son boyfriend. L’exposition est traversée par des peaux, peaux d’animaux tachetées mais aussi peut-être portraits fantasmés où les taches des félins révèlent d’autres identités géographiques et spirituelles. Dear Mr. President (2025) de Sequoia Scavullo, mêle la notion de morphogénogenèse d’AlanTuring et l’idée d’autodéfinition par des symboles secrets. Les motifs semblables à des patterns de félins viennent rencontrer l’alphabet secret de l’artiste pour murmurer à travers la peinture un message secret.
Les œuvres sont des expériences d’un langage charnel où comme le disait Roland Barthes dans les Fragments d’un discours amoureux : “Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots.” Un érotisme latent et précieux traverse les peintures de Sequoia Scavullo : dans If only I could sit tight inside the eagles claws (2025) c’est un nid de cristal presque piège qui tente de posséder des figures liquides où le corps se confond à l’eau. Crystal palace et salive perlée résonnent avec les broderies de Leonilson. Dans Pescador de Pérolas (1991) Leonilson évoque l’image du pêcheur de perles comme une métaphore du chercheur d’émotions, de vérités cachées ou d’expériences précieuses, souvent en rapport avec la solitude et le désir. Cette œuvre s’inscrit dans une période où Leonilson explore plus intensément la vulnérabilité du corps et de l’âme. Pescador de Pérolas fait également écho à la tradition des broderies narratives et aux écritures intimes. L’utilisation de la couture semble avoir une double entrée pour lui. Une de genre puisqu’il déclare dans un entretien “Avec la broderie, je révèle l’ambiguïté de mon rapport à ma virilité” et une approche faisant un lien direct avec son intérêt pour la mode, sans se situer dans une notion de perfection formelle, “Il y a des œuvres que je commence et qui commencent à être mal faites, et là je me dis : – Je ne peux pas essayer de faire de la haute couture. Ce n’est pas Balenciaga. C’est mon travail. – Avant, je pensais que la couture devait être parfaite. J’ai même essayé, mais j’en ai pris un sacré coup ! J’ai compris qu’il y a une différence entre un créateur de mode qui fait des vêtements et un artiste qui coud. Ce sont deux démarches liées, mais vraiment différentes. Alors, je me suis détendu, et c’est devenu un plaisir, comme la peinture.”(6)
Comment émergent nos désirs ? De quelle résonance au monde ont-ils besoin pour sortir de nous et devenir tangibles ? La construction du désir est-elle une habile chimie entre une réalité maîtrisée et une fiction fantasmée ? Les pensées viennent- elle du cœur ou sont-elles inversement dictées de la cervelle au cœur ?
Le titre de l’exposition est une citation directe d’une œuvre de 1988 où la forme du cœur ardent est remplacée par des épées croisées et un cerveau au centre, l’iconographie religieuse rigide et conservatrice se transforme en celle d’une liberté sentimentale. “Je ne m’exprime pas avec la violence, ou en utilisant le pouvoir. Je crois que des petites choses tranquilles nous transpercent aussi vivement qu’une balle dans la tête. Un poème gay semble déranger beaucoup de gens. J’ai écrit un poème sur un garçon que j’ai rencontré dans l’avion, vous imaginez ? J’ai inventé quelques trucs et j’ai écrit un poème sur la table, avec quelques détails… Mon travail est une affaire personnelle… Je crois que je voulais organiser mon propre Act Up.”(7)
Les pensées du cœur c’est la possibilité de construire à l’intérieur d’existences vulnérables.
Souvent nous pouvons nous demander comment nous soigner, nous consoler, trouver quelque chose d’autre que la littérature scientifique, pour s’émanciper de nos corps en crise. L’histoire des autres, ceux qui ont été malades et sont passés par l’art pour se raconter, peuvent peut-être être cet outil affectif de réconfort. Même si l’histoire de nos corps n’est pas la même, c’est la stratégie de narration, celle de se rendre visibles et fières, qui peut nous lier. Leonilson nous apprend à ne pas avoir peur de nos corps.Toujours le représenter, le faire parler, c’est d’un apprentissage collectif dont il s’agit, une forme d’auto- organisation par le partage. Comme l’écritVinciane Despret dans Au bonheur des morts, Récits de ceux qui restent : “depuis un certain temps les morts s’étaient faits discrets, perdant toute visibilité. Aujourd’hui, il se pourrait que les choses changent et que les morts deviennent plus actifs. Ils réclament, proposent leur aide, soutiennent ou consolent… Ils le font avec tendresse, souvent avec humour.”(8)
Georgia René-Worms
L’exposition est rendue possible grâce au soutien d’Almeida & Dale, São Paulo, et grâce à l’aide précieuse de João Paulo de Siqueira Lopes. Elle fait partie du programme officiel de la Saison France-Brésil 2025.
(6) J. Leonilson en conversation avec Lisette Lagnado (São Paulo, 30 octobre 1992), p. 84.
(7) José Leonilson, entretien avec Lisette Lagnado, « A dimensão da fala, 1992 », dans Leonilson : são tantas as verdades (São Paulo, 1995). José Leonilson fait ici référence à l’oeuvre [Mr. Transoceanic Express], 1990.
(8) Au bonheur des morts, Récits de ceux qui restent,Vinciane Despret, Éditions La Découverte, Paris, 2015.






















