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Cairo Drama. Switch on paper, octobre 2020

Dans un jeu d’allers retours éthérés entre Paris et Le Caire, archives politiques et images fantasmées, l’artiste Georgia René Worms s’immerge dans une drôle d’enquête où refont surface, à travers vapeurs de négronis, intuitions subjectives et dérive urbaine, les figures tutélaires de l’avant-garde artistique et des luttes féministes et émancipatrices du milieu du XXe siècle en Egypte.

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Extrait:

Sur la photo retrouvée dans mon iPhone, les données indiquent qu’elle a été prise le 1er juillet 2017.

Nous sommes en plein été dans l’arrière-cour de la librairie Calusca-City Lights à Milan, du côté des archives rassemblées par Primo Moroni, militant d’extrême gauche, auteur de La horde d’or, une somme sur la vague révolutionnaire, créative, politique et existentielle issue des mouvements d’extrême gauche dans l’Italie des années 1960-1970.

Il fait chaud, quelque chose comme 35° C ; je suis installée à une table de jardin en plastique provenant d’un ensemble promotionnel Miko, avec chaises et parasol assortis. Il y a beaucoup de bruit, une piscine gonflable a été installée au beau milieu de l’endroit et des bikers s’activent pour préparer le concert qui doit avoir lieu plus tard dans la soirée. V. est assis un peu plus loin et m’attend.

Sur l’article que je prends en photo, on voit l’image d’un groupe mixte avec cette légende : Egyptian delegation to the Congrès International des Femmes, Paris, 1945, with Inji Efflatoun in centre.

LeCongrès International des Femmes. Organisé à Paris du 26 novembre au 1er décembre 1945 à la Maison de la Mutualité, il réunit à l’époque 850 déléguées de 41 nations avec pour ordre du jour la lutte contre le fascisme, le bien-être de l’enfant et l’amélioration du statut des femmes.

Il faut dire qu’en cet été 2017, je travaillais sur les groupes militants féministes et la scène artistique italienne des années 1960-1970 et cherchais des documents sur les convergences internationales des luttes féministes d’extrême gauche.

C’est la fin de l’après-midi. Etant donné que toute la puissance du générateur est pompée par la sono, impossible de faire fonctionner mon scanner. Je décide donc de rendre les boîtes d’archives au biker qui tenait  le bureau ce jour-là et m’en vais boire des Negronis – trop chargés – avec V.

La photo de l’Egyptian delegation to the Congrès International des Femmes, Paris, 1945, with Inji Efflatoun in centre reste de côté. Sur le moment, la photo de moi prise juste après où je m’asperge le visage sous le jet d’une fontaine, sans que j’aie le moindre doute quant à la subjectivité du geste, me semble beaucoup plus intéressante…

[…]

Début février 2019, je quitte Paris.

Vol Paris-Le Caire

Départ 11 h 10, arrivée 18 h 35

Le contexte dans lequel je dois séjourner au Caire est bien défini : l’Institut français lance son programme de résidence en partenariat avec la Townhouse Gallery, un espace d’art indépendant non profit cairote créé en 1998. La Townhouse Gallery a pour vocation de rendre l’art accessible à tous les groupes de la société égyptienne. La structure comprend un théâtre, un espace d’exposition, une bibliothèque spécialisée en art, des ateliers d’artistes et se trouve downtown, au centre du Caire, dans un quartier où se mélangent artisans et réparateurs de voitures entre Talaat Harb et la place Tahrir. 

La situation interne à la Townhouse Gallery est complexe : le directeur n’est plus là, interdit de séjour sur le territoire égyptien. Quatre ans plus tôt, le bâtiment qui accueillait les bureaux et les ateliers du centre d’art a été partiellement démoli par le gouvernement et le principal espace d’exposition de la galerie a été fermé par la censure et les autorités fiscales à la suite d’une vague de répression des dissidents politiques1.

[…]

Je ne suis pas là pour visiter la ville mais plutôt pour la faire entrer en moi, accepter de perdre un peu de mon identité afin de laisser place à autre chose, sans trop savoir comment j’en sortirai une fois digérée. Envisager une invasion enzymatique de soi, être synthétisée par la ville. Prendre un A/R comme on est absorbé, ingéré et digéré de la bouche à l’estomac, se jeter dans une ville que l’on espère cannibale.

Peu avant mon atterrissage, vers 18 heures, l’avion traverse une épaisse couche nuageuse complètement noire. Voici la ville que l’on voit comme à travers l’œil d’une caméra où aurait été placé un filtre qui floute en smog et néons. En attendant, je lis la poétesse égyptienne Iman Mersal :

Devant les vitrines lumineuses

regorgeant de sous-vêtements

je ne peux m’empêcher de penser à Marx.

Le respect de Marx,

seul point commun entre tous ceux qui m’ont aimée

et à qui j’ai permis d’écorcher, à des degrés divers,

les poupées de chiffon cachées en moi.

Marx

Marx

Jamais je ne lui pardonnerai2.

[…]

Déjà quelques semaines que je suis au Caire et Marx est partout dans mon imaginaire, mais nulle part dans la ville. Malgré tous les Negronis que j’ai bus ces deux dernières années, je sais tout de même que Inji Efflatoun, la femme au centre de la photo de l’Egyptian delegation to the Congrès International des Femmes, Paris, 1945 était une artiste et activiste féministe. 

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