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Marinella Pirelli : Conversation et Partiellement Narcisco

Cette publication fait suite à la projection des films de Marinella Pirelli
le mercredi 8 janvier 2020

Séance conçue dans le cadre de Caro Sposo x Beaux-Arts de Paris
Lecture et conversation entre Georgia René-Worms et Rosanna Puyol

Films présentés:
Al di là della pittura, 1969, 12 min
Bruciare, 1971, 4 min
Da neve a rosa, 1966, 8 min
Doppio autoritratto, 1973-1974, 12 min
Indumenti (Documento), 1967, 3 min
Narciso, 1966-1976, 11min
Sole Sole, 1967-1970, 9 min

Artiste cinétique italienne, Marinella Pirelli (1924-2009) s’intéresse au cinéma dès 1951, en travaillant au sein des studios d’animation Filmeco de Rome. Entre 1961 et 1971, ses films, réalisés avec cette caméra 16mm que l’artiste a toujours sur elle, sont des objets à la limite du document filmé en POV (pour «Point Of View shot»). Y apparaissent ses lieux de vie et ceux de ses ami.e.s : maisons, jardins, ateliers, salles d’exposition. Le regard de Marinella Pirelli rend compte de ses expériences cinétiques sur la lumière et la couleur.

Figure essentielle de l’art italien d’Après-guerre, Marinella Pirelli est l’autrice d’un oeuvre unique, comprenant peintures, dessins, images animées, environnements lumineux et cinéma expérimental.
Elle a été particulièrement proche d’artistes comme Carla Accardi, Jannis Kounellis, Luciano Fabro et Bruno Munari, et de l’importante théoricienne féministe Carla Lonzi. Elle fut l’une des rares artistes italiennes à travailler dans le cinéma expérimental; ses œuvres s’intéressent à de nombreuses thématiques liées au corps, au regard, à la relation à l’appareil de cinéma et au processus de projection.

«Dans ce film je suis autant réalisatrice qu’actrice.
Dans les séquence en mouvement je me déplace, la caméra à la main l’objectif tourné vers moi. Personne n’a contrôlé la caméra pendant le tournage, elle était mon partenaire, maintenant c’est chacun.e de vous qui est mon partenaire»

En janvier dernier avec Rosanna nous avons présenté une sélection de films de Marinella  Pirelli. Je les avais vus pour la première fois il y a peut-être 4 ans. Vittoria Broggini, curatrice  des archives de Marinella Pirelli, avait ensuite eu la gentillesse de me recevoir et de mettre à ma disposition quelques  catalogues sur sa période cinétique, et surtout un exemplaire de l’Extrait de biographie légère rédigée par Marinella entre Rome et Milan de 1948 à 1970.

Quand j’ai vu ses films, ils ont d’abord parlés à mon corps, et puis il y a eu cette écho.

Comment on fait de l’art seul.e ou ensemble, comment ça nous traverse physiquement 

Comment la caméra devient charnelle parce qu’elle est trop près du corps, de la bouche

Comment une image intime qui effleure l’écran peut parler d’une sensation collective

Cette projection à l’invitation de Caro Sposo1 s’est étendue au-delà de la présentation et a été pour nous l’occasion de faire dialoguer nos mots en creux des souffles de Marinella Pirelli. 

Rosanna Puyol: On pourrait commencer cette conversation en
présentant rapidement Marinella Pirelli, est-ce que tu pourrais nous en dire plus sur son travail, son amitié avec la critique Carla Lonzi et ses liens avec la scène artistique de l’époque ? 

Georgia René-Worms: Marinella Pirelli (Vérone 1924 – Varese 2009)
s’installe à Milan dès 48, où elle est un temps illustratrice pour des magazines et des livres, autant des ouvrages pour enfants, de mode ou de botanique… Au début des années 50 elle s’installe Rome et commence à travailler comme dessinatrice chez Filmeco, qui produisent des films d’annimation.

À son arrivée elle fréquente le milieu du cinéma, elle est amie avec des artistes comme Scarpitta ou Cosaragra, Fabro, Munari et Carla Accardi. À cette époque, elle pratique la peinture… qui s’abstrait de plus en plus sur la fin pour se concentrer sur une analyse de la disruption de la lumière. À la fin des années 60 elle abandonne complètement la peinture pour travailler la vidéo en s’intéressant à l’experimentation de lumière et à sa projection dans l’espace son exposition. C’est à ce moment-là qu’elle entreprend la production des ses premières installations immersives. En même temps, au milieu des années 60, Marinella devient très proche de Carla Lonzi2, elles ont le même cercle d’ami.e.s, font partie de la même scène, leurs mecs sont amis, elles sont l’une et l’autre engagées dans la reconnaissance de l’autonomie des femmes. Dans sa biographie Extrait de biographie legère, Marinella dit qu’elle était une femme secrète et solitaire et qu’elles pouvaient ensemble (avec Carla Lonzi) partager leurs secrets, les mettre en commun, d’une certaine manière elles expérimentaient déjà ce que seront dans les années 70 les groupes d’auto-conscience. Elle raconte d’ailleurs le souvenir de leur rencontre comme ça: 

«Pietro Consagra s’était séparé de Sofia et avait rencontré à Milan Carla Lonzi. La jeune critique d’art, d’une intelligence féministe lucide et sensible. C’est avec Luciano Fabro que je les ai rencontré.e.s. Nous sommes presque des compatriotes. Nous avons en commun les alpes orientales, moi du côté de Belluno en Vénétie et lui le Frioul. Pour nous détourner des conversations d’artistes qui ne font que parler de leur travail et dont les conversations sont toujours très profondes, on parle de “la Broade” une soupe aux choux du Frioul qui ressemble mais n’égale pas la choucroute, elle demande une longue fermentation, des heures de cuisson et Luciano la fait venir de son pays, nous la mangeons goulument en parlant de peinture. J’ai donc tourné Narciso en 16mm, un film qui a beaucoup plu à Carla Lonzi. 

Un soir chez Luciano j’ai filmé une action de Luciano et Carla (la femme de Luciano s’appelle aussi Carla). Nous l’avons appelé Indumenti. J’ai retrouvé récemment ce film que nous avions oublié. Luciano étant heureux de le revoir, il me demanda une copie pour l’emporter à Paris où allait ouvrir son exposition au Centre Pompidou.»

RP: Nous montrons ses films mais l’œuvre de Pirelli relève surtout de la sculpture, de l’installation, des œuvres en mouvement et un travail de la
lumière. Ses films n’étaient pas vraiment des pièces mais plutôt de la
documentation et on peut se demander quelle était la place de ces sortes de notes, de recherche et notes personnelles. Pirelli documente son @-entourage, son corps, son travail, tu me disais que les films te semblaient être des journaux. Est-ce que ce serait comme un journal d’écriture ?

GRW: Je vais prendre un chemin de traverse pour te répondre, la première fois que j’ai vu un film de Pirelli, il me semble que c’etait Doppio autoritratto. J’avais terminé mes études  depuis pas très longtemps et j’avais été terrorisée par le fait que ma propre subjectivité n’était pas légitime, parler d’art devait être scientifique alors que les questions que je me posais c’était: Comment est-ce que l’on prend l’histoire en soi, comment est-ce que l’on peut raconter une histoire qui n’est pas la nôtre. Qu’est-ce ça nous fait, comment en nous traversant, ça nous transforme ?

Donc grâce au livre Autoportrait3 de Carla Lonzi, qui avait été traduit en français peu de temps avant, une porte s’est ouverte sur comment parler de l’art depuis soi et puis sont
venus les écrits de Lonzi avec Rivolta Femminile. Leur méthode d’auto-conscience4, le fait de pouvoir mettre en commun nos problématiques de femmes mais aussi de femmes de l’art, les parler et rendre notre subjectivité collective, a été une vrai libération pour moi.

Quand j’ai vu ce film de Marinella, c’est comme si elle mettait ces manières de parler en image, son troisième oeil ou on peut dire son troisième sein qu’est la caméra puisque ce qui est beau c’est qu’elle filme toujours depuis son corps, elle partage sa subjectivité, ses pensées rapides, ses doutes deviennent aussi les nôtres.

L’autre chose sur l’aspect journal, c’est le fait qu’elle filme aussi une scène en train de se faire et ça toujours depuis son corps, il y a ​Al di là della pittura,​ pendant la biennale de San Benedeto où on voit l’exposition en train de se faire et la vie à l’intérieur, il y a bien sûr
Indumenti dont tu vas parler et puis le fait que des œuvres peuvent être elles-mêmes génératrices de film comme pour ​Nuovo Paradisooù les végétaux en plexiglas de Marotta sont rendus vivant par la camera de Pirelli.

RP: Dans le film Indumenti de 1967, on voit la main de l’artiste Luciano
Fabro faire un moulage du sein de la critique Carla Lonzi. Pirelli semble
documenter un geste classique de l’Histoire de l’art, mais d’une certaine
manière elle s’extrait de la dialectique du maître et de la muse et de la relation de l’artiste au modèle. C’est elle qui semble diriger l’action et mouler le sein de son amie, c’est pour son regard, pour son œuvre que se déroule la scène, la main de Fabro n’est qu’un outil. Elle ne filme pas le grand maître au travail, ce sont les muses qui font l’œuvre, la complicité entre Carla et Marinella. Et cela me rappelle une phrase du manifeste de 
Rivolta Femminile, une phrase sur le féminisme comme moment de complicité entre deux femmes. Tu l’as intégrée dans ton travail de 2017 sur la librairie des femmes de Milan. Voici:

«Le féminisme débute quand la femme cherche la résonance de soi dans
l’authenticité d’une autre femme parce qu’elle comprend que la seule façon de se retrouver elle-même est dans son espèce. Non pas pour exclure l’homme, mais en se rendant compte que l’exclusion que l’homme retourne contre elle exprime un problème de l’homme, une frustration à lui, une incapacité à lui, une habitude à lui de concevoir la femme en vue de son équilibre patriarcal.»

RP: Tu as utilisé ce texte, qui a été pour la première fois traduit et édité en français par Les éditions des femmes dans Écrits, voix d’Italie5. C’était à l’occasion d’un travail de recherche que tu as mené, tu t’intéressais aux liens entre les groupes militants et la scène artistique italienne des années 70. C’est à cette occasion que tu as découvert le travail de Marinella Pirelli ? Tu veux bien
parler un peu plus de ton travail et de ta recherche sur l’écriture de soi, sur l’écriture collective, les groupes d’autoconscience ? 

GRW: Oui, je suis partie à Milan avec l’idée de faire une descente dans cette histoire, mon projet s’axait surtout sur les questions de langage et d’écriture. Il y avait cette pratique de
l’autoconscience, qui m’intéressait, car c’est un système de penser qui met en commun les
expériences, les traumatismes, pour en dégager du commun, du politique. Je suis allée rencontrer Lia Cigarini qui est l’une des fondatrice de la libraire des femmes de Milan et co-autrice de ne crois pas avoir des droits6, j’ai réalisé avec elle un entretien prenant comme point de départ une série d’œuvres produite entre autres par Carla Accardi, Mirella Bentivoglio, Tomaso Binga, Dadamaino et Nanda Vigo, pour soutenir économiquement l’ouverture de la librairie en 1972. Je trouve que c’est une histoire importante car ça montre comment une scène peut se mobiliser pour soutenir des projets politiques qui ne peuvent pas exister autrement que par la volonté de celleux qui ont besoin du projet en question.

Pour en revenir à l’autoconscience, la première chose à préciser c’est que ces groupes étaient évidemment non-mixtes, parce que le but en tant que femmes n’étaient pas d’atteindre un niveau de parité mais bien une connaissance de soi autonome. Lonzi explique dans de la
signification de l’autoconscience dans les groupes féministes
 qu’il y a quelque chose de très particulier dans cette pratique : «L’autoconscience féministe diffère de toute autre forme d’autoconscience, en particulier de celle proposée par la psychanalyse, parce que cette dernière ramène le problème de la dépendance personnelle à l’intérieur de l’espèce
féminine comme espèce en soi dépendante
».

Elle parle de comment ensemble il est possible d’établir des règles d’émancipation, je pense que c’est ce qu’elles ont pu en faire en travaillant à la rédaction de manifestes, passer de la voie singulière à la voie collective. Il y a quelque chose dans ce principe d’écrire à plusieurs que j’aime beaucoup et que je pratique d’ailleurs, car elle tend vers la disparition de l’autorité de l’auteur.ice. Il y a aussi l’importance de la négociation du mot, car avant de l’utiliser il faut
s’exposer à l’interprétation que l’un.e et l’autre peuvent en avoir. 

RP: C’est drôle par exemple, comment nous avons écrit le texte pour ce soir, tu as fais la transcription du film Narciso, ma mère m’a aidé à traduire de
l’italien, on n’a obtenu qu’un texte incomplet, on n’arrivait pas à tout entendre ni comprendre, tu as dit «traduction empirique». On a enlevé les phrases, les mots qu’on aimait moins, changé un peu, ensemble, c’est devenu plus poétique, on a fait des strophes, choisi ce qu’on avait envie de lire. On a écrit à l’intérieur de Marinella Pirelli, on a peut-être étiré une sorte de généalogie, on s’est incrustées en fait ?

GRW: On a voulu traduire quelque chose d’intraduisible, je dis
intraduisible mais pas techniquement. Les mots que nous avions c’etait déjà des mots que Pirelli sort de son corps la nuit, comme si elle chuchotait la petite voix que l’on a dans la tête, cette voix que l’on voudrait dire à tou.t.e.s.
J’ai dit traduction empirique, mais en fait on est partie de l’idée de faire une traduction effective, et puis avec tous les filtres : ma retranscription nocturne, nos tentatives google trad et la contribution de ta maman, on est arrivées à une traduction affective.

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Marinella Pirelli : Conversation et Partiellement Narcisco

Cette  retranscription fait suite à la projection des films de Marinella Pirelli  le mercredi 8 janvier 2020.

Séance conçue dans le cadre de Caro Sposo x Beaux-Arts de Paris

Lecture et conversation entre Georgia René-Worms et Rosanna Puyol

Films présentés:

Al di là della pittura, 1969, 12 min

Bruciare, 1971, 4 min

Da neve a rosa, 1966, 8 min

Doppio autoritratto, 1973-1974, 12 min

Indumenti (Documento), 1967, 3 min

Narciso, 1966-1976, 11min

Sole Sole, 1967-1970, 9 min

Artiste cinétique italienne, Marinella Pirelli (1924-2009) s’intéresse au cinéma dès 1951, en travaillant au sein des studios d’animation Filmeco de Rome. Entre 1961 et 1971, ses films, réalisés avec cette caméra 16mm que l’artiste a toujours sur elle, sont des objets à la limite du document filmé en POV
(pour «Point Of View shot»). Y apparaissent ses lieux de vie et ceux de ses ami.e.s : maisons, jardins, ateliers, salles d’exposition. Le regard de Marinella Pirelli rend compte de ses expériences cinétiques sur la lumière et la couleur.

Figure essentielle de l’art italien d’Après-guerre, Marinella Pirelli est l’autrice d’un oeuvre unique, comprenant peintures, dessins, images animées, environnements lumineux et cinéma expérimental.
Elle a été particulièrement proche d’artistes comme Carla Accardi, Jannis Kounellis, Luciano Fabro et Bruno Munari, et de l’importante théoricienne féministe Carla Lonzi. Elle fut l’une des rares artistes italiennes à travailler dans le cinéma expérimental; ses œuvres s’intéressent à de nombreuses thématiques liées au corps, au regard, à la relation à l’appareil de cinéma et au processus de projection.

«Dans ce film je suis autant réalisatrice qu’actrice.
Dans les séquence en mouvement je me déplace, la caméra à la main l’objectif tourné vers moi.

Personne n’a contrôlé la caméra pendant le tournage, elle était mon partenaire,
maintenant c’est chacun.e de vous qui est mon partenaire»

En janvier dernier avec Rosanna nous avons présenté une sélection de films de Marinella  Pirelli. Je les avais vus pour la première fois il y a peut-être 4 ans. Vittoria Broggini, curatrice  des archives de Marinella Pirelli, avait ensuite eu la gentillesse de me recevoir et de mettre à ma disposition quelques  catalogues sur sa période cinétique, et surtout un exemplaire de l’Extrait de biographie légère rédigée par Marinella entre Rome et Milan de 1948 à 1970.

Quand j’ai vu ses films, ils ont d’abord parlés à mon corps, et puis il y a eu cette écho.

Comment on fait de l’art seul.e ou ensemble, comment ça nous traverse physiquement

Comment la caméra devient charnelle parce qu’elle est trop près du corps, de la bouche

Comment une image intime qui effleure l’écran peut parler d’une sensation collective

Cette projection à l’invitation de Caro Sposo1 s’est étendue au-delà de la présentation et a été pour nous l’occasion de faire dialoguer nos mots en creux des souffles de Marinella Pirelli.

Rosanna Puyol: On pourrait commencer cette conversation en
présentant rapidement Marinella Pirelli, est-ce que tu pourrais nous en dire plus sur son travail, son amitié avec la critique Carla Lonzi et ses liens avec la scène artistique de l’époque ?

Georgia René-Worms: Marinella Pirelli (Vérone 1924 – Varese 2009)
s’installe à Milan dès 48, où elle est un temps illustratrice pour des magazines et des livres, autant des ouvrages pour enfants, de mode ou de botanique… Au début des années 50 elle s’installe Rome et commence à travailler comme dessinatrice chez Filmeco, qui produisent des films d’annimation.

À son arrivée elle fréquente le milieu du cinéma, elle est amie avec des artistes comme Scarpitta ou Cosaragra, Fabro, Munari et Carla Accardi. À cette époque, elle pratique la peinture… qui s’abstrait de plus en plus sur la fin pour se concentrer sur une analyse de la disruption de la lumière. À la fin des années 60 elle abandonne complètement la peinture pour travailler la vidéo en s’intéressant à l’experimentation de lumière et à sa projection dans l’espace son exposition. C’est à ce moment-là qu’elle entreprend la production des ses premières installations immersives. En même temps, au milieu des années 60, Marinella devient très proche de Carla Lonzi2, elles ont le même cercle d’ami.e.s, font partie de la même scène, leurs mecs sont amis, elles sont l’une et l’autre engagées dans la reconnaissance de l’autonomie des femmes. Dans sa biographie Extrait de biographie legère, Marinella dit qu’elle était une femme secrète et solitaire et qu’elles pouvaient ensemble (avec Carla Lonzi) partager leurs secrets, les mettre en commun, d’une certaine manière elles expérimentaient déjà ce que seront dans les années 70 les groupes d’auto-conscience. Elle raconte d’ailleurs le souvenir de leur rencontre comme ça:

«Pietro Consagra s’était séparé de Sofia et avait rencontré à Milan Carla Lonzi. La jeune critique d’art, d’une intelligence féministe lucide et sensible. C’est avec Luciano Fabro que je les ai rencontré.e.s. Nous sommes presque des compatriotes. Nous avons en commun les alpes orientales, moi du côté de Belluno en Vénétie et lui le Frioul. Pour nous détourner des conversations d’artistes qui ne font que parler de leur travail et dont les conversations sont toujours très profondes, on parle de “la Broade” une soupe aux choux du Frioul qui ressemble mais n’égale pas la choucroute, elle demande une longue fermentation, des heures de cuisson et Luciano la fait venir de son pays, nous la mangeons goulument en parlant de peinture. J’ai donc tourné Narciso en 16mm, un film qui a beaucoup plu à Carla Lonzi.

Un soir chez Luciano j’ai filmé une action de Luciano et Carla (la femme de Luciano s’appelle aussi Carla). Nous l’avons appelé Indumenti. J’ai retrouvé récemment ce film que nous avions oublié. Luciano étant heureux de le revoir, il me demanda une copie pour l’emporter à Paris où allait ouvrir son exposition au Centre Pompidou.»

RP: Nous montrons ses films mais l’œuvre de Pirelli relève surtout de la sculpture, de l’installation, des œuvres en mouvement et un travail de la
lumière. Ses films n’étaient pas vraiment des pièces mais plutôt de la
documentation et on peut se demander quelle était la place de ces sortes de notes, de recherche et notes personnelles. Pirelli documente son @-entourage, son corps, son travail, tu me disais que les films te semblaient être des journaux. Est-ce que ce serait comme un journal d’écriture ?

GRW: Je vais prendre un chemin de traverse pour te répondre, la première fois que j’ai vu un film de Pirelli, il me semble que c’etait Doppio autoritratto. J’avais terminé mes études  depuis pas très longtemps et j’avais été terrorisée par le fait que ma propre subjectivité n’était pas légitime, parler d’art devait être scientifique alors que les questions que je me posais c’était: Comment est-ce que l’on prend l’histoire en soi, comment est-ce que l’on peut raconter une histoire qui n’est pas la nôtre. Qu’est-ce ça nous fait, comment en nous traversant, ça nous transforme ?

Donc grâce au livre Autoportrait3 de Carla Lonzi, qui avait été traduit en français peu de temps avant, une porte s’est ouverte sur comment parler de l’art depuis soi et puis sont
venus les écrits de Lonzi avec Rivolta Femminile. Leur méthode d’auto-conscience
4, le fait de pouvoir mettre en commun nos problématiques de femmes mais aussi de femmes de l’art, les parler et rendre notre subjectivité collective, a été une vrai libération pour moi.

Quand j’ai vu ce film de Marinella, c’est comme si elle mettait ces manières de parler en image, son troisième oeil ou on peut dire son troisième sein qu’est la caméra puisque ce qui est beau c’est qu’elle filme toujours depuis son corps, elle partage sa subjectivité, ses pensées rapides, ses doutes deviennent aussi les nôtres.

L’autre chose sur l’aspect journal, c’est le fait qu’elle filme aussi une scène en train de se faire et ça toujours depuis son corps, il y a ​Al di là della pittura,​ pendant la biennale de San Benedeto où on voit l’exposition en train de se faire et la vie à l’intérieur, il y a bien sûr
Indumenti dont tu vas parler et puis le fait que des œuvres peuvent être elles-mêmes génératrices de film comme pour ​Nuovo Paradiso où les végétaux en plexiglas de Marotta sont rendus vivant par la camera de Pirelli.

RP: Dans le film Indumenti de 1967, on voit la main de l’artiste Luciano
Fabro faire un moulage du sein de la critique Carla Lonzi. Pirelli semble
documenter un geste classique de l’Histoire de l’art, mais d’une certaine
manière elle s’extrait de la dialectique du maître et de la muse et de la relation de l’artiste au modèle. C’est elle qui semble diriger l’action et mouler le sein de son amie, c’est pour son regard, pour son œuvre que se déroule la scène, la main de Fabro n’est qu’un outil. Elle ne filme pas le grand maître au travail, ce sont les muses qui font l’œuvre, la complicité entre Carla et Marinella. Et cela me rappelle une phrase du manifeste de
Rivolta Femminile, une phrase sur le féminisme comme moment de complicité entre deux femmes. Tu l’as intégrée dans ton travail de 2017 sur la librairie des femmes de Milan. Voici:

«Le féminisme débute quand la femme cherche la résonance de soi dans
l’authenticité d’une autre femme parce qu’elle comprend que la seule façon de se retrouver elle-même est dans son espèce. Non pas pour exclure l’homme, mais en se rendant compte que l’exclusion que l’homme retourne contre elle exprime un problème de l’homme, une frustration à lui, une incapacité à lui, une habitude à lui de concevoir la femme en vue de son équilibre patriarcal.»

RP: Tu as utilisé ce texte, qui a été pour la première fois traduit et édité en français par Les éditions des femmes dans Écrits, voix d’Italie5. C’était à l’occasion d’un travail de recherche que tu as mené, tu t’intéressais aux liens entre les groupes militants et la scène artistique italienne des années 70. C’est à cette occasion que tu as découvert le travail de Marinella Pirelli ? Tu veux bien
parler un peu plus de ton travail et de ta recherche sur l’écriture de soi, sur l’écriture collective, les groupes d’autoconscience ?

GRW: Oui, je suis partie à Milan avec l’idée de faire une descente dans cette histoire, mon projet s’axait surtout sur les questions de langage et d’écriture. Il y avait cette pratique de
l’autoconscience, qui m’intéressait, car c’est un système de penser qui met en commun les
expériences, les traumatismes, pour en dégager du commun, du politique. Je suis allée rencontrer Lia Cigarini qui est l’une des fondatrice de la libraire des femmes de Milan et co-autrice de ne crois pas avoir des droits6, j’ai réalisé avec elle un entretien prenant comme point de départ une série d’œuvres produite entre autres par Carla Accardi, Mirella Bentivoglio, Tomaso Binga, Dadamaino et Nanda Vigo, pour soutenir économiquement l’ouverture de la librairie en 1972. Je trouve que c’est une histoire importante car ça montre comment une scène peut se mobiliser pour soutenir des projets politiques qui ne peuvent pas exister autrement que par la volonté de celleux qui ont besoin du projet en question.

Pour en revenir à l’autoconscience, la première chose à préciser c’est que ces groupes étaient évidemment non-mixtes, parce que le but en tant que femmes n’étaient pas d’atteindre un niveau de parité mais bien une connaissance de soi autonome. Lonzi explique dans de la
signification de l’autoconscience dans les groupes féministes
qu’il y a quelque chose de très particulier dans cette pratique : «L’autoconscience féministe diffère de toute autre forme d’autoconscience, en particulier de celle proposée par la psychanalyse, parce que cette dernière ramène le problème de la dépendance personnelle à l’intérieur de l’espèce
féminine comme espèce en soi dépendante
».

Elle parle de comment ensemble il est possible d’établir des règles d’émancipation, je pense que c’est ce qu’elles ont pu en faire en travaillant à la rédaction de manifestes, passer de la voie singulière à la voie collective. Il y a quelque chose dans ce principe d’écrire à plusieurs que j’aime beaucoup et que je pratique d’ailleurs, car elle tend vers la disparition de l’autorité de l’auteur.ice. Il y a aussi l’importance de la négociation du mot, car avant de l’utiliser il faut
s’exposer à l’interprétation que l’un.e et l’autre peuvent en avoir. 

RP: C’est drôle par exemple, comment nous avons écrit le texte pour ce soir, tu as fais la transcription du film Narciso, ma mère m’a aidé à traduire de
l’italien, on n’a obtenu qu’un texte incomplet, on n’arrivait pas à tout entendre ni comprendre, tu as dit «traduction empirique». On a enlevé les phrases, les mots qu’on aimait moins, changé un peu, ensemble, c’est devenu plus poétique, on a fait des strophes, choisi ce qu’on avait envie de lire. On a écrit à l’intérieur de Marinella Pirelli, on a peut-être étiré une sorte de généalogie, on s’est incrustées en fait ?

GRW: On a voulu traduire quelque chose d’intraduisible, je dis
intraduisible mais pas techniquement. Les mots que nous avions c’etait déjà des mots que Pirelli sort de son corps la nuit, comme si elle chuchotait la petite voix que l’on a dans la tête, cette voix que l’on voudrait dire à tou.t.e.s.
J’ai dit traduction empirique, mais en fait on est partie de l’idée de faire une traduction effective, et puis avec tous les filtres : ma retranscription nocturne, nos tentatives google trad et la contribution de ta maman, on est arrivées à une traduction affective.

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Toutes les expériences que nous faisons

Nous ne les regardons pas

Ça me paraît facile

         Ici me sonnent à l’oreille tous ces mots

                  Quel type de tentative c’est

                             Donc

            Je pense que

Probablement le réalisateur

Ces mots que je dis

  Qui me semblent faux, difficiles à expliquer

Inutiles

Les mots que je dis, les choses que je fais

Je ne fais pas tellement la différence

C’est cela qu’il faut chercher

C’est pour soi même, pour nous

              Quelque chose pour les autres

Quelque chose pour les autres

                                              Le discours de l’amour

Ce type de discours ici qui

                        Se jète dehors

C’est la vérité à ce moment

Avant l’intérieur

Comment dire

C’est vous qui le dites

Vous ne le dites pas

Moi je veux arriver

                                                  Je n’arrive nulle part

Impegna

Contrainte de ma vie

Tant de paroles

Puis

Dans cette longue pause

Je ne pense pas à ces choses à ces problèmes, non

        Je fume une cigarette

            Je fume une cigarette et puis

À ce moment là je vois une lumière

Avec tant d’images et tant de mots

Tant de mots et de réactions

Sensations

Qu’est-ce que ça veut dire ?

Après, pour moi c’est comme ça

  Je suis là

Dans cette maison

        Ce moment

        Les enfants dorment

  Tous les mots sont faux

Ils vont dehors

C’est tout un discours faux

Après

Ma respiration est différente

Je ne suis pas seule

Je vous dis que je regarde

Des bouts de bois

Des peintures

Une tentative de donner par exemple une figure de mère,

une femme avec un bébé dans les bras

  Une forme que je voulais chercher

Donner la sensation de quelque chose qui vient serré

C’est encore un discours

Il manque la possibilité d’être complètement sans

Pourquoi

Pour être

Comme une autre personne

Parce qu’une autre peut comprendre

Partiellement Narciso, 1966-1976, 11min